Deux ans déjà. L’invention géniale de Kofi Annan a survécu à tous les scepticismes. Depuis 2008, les 192 pays membres des Nations Unies subissent le même examen – l’Examen périodique universel (EPU) – concernant leur politique des droits de l’homme, comme on dit toujours dans la grande organisation. Dans la belle salle XX du Palais des Nations de Genève, décorée par le peintre espagnol Miquel Barceló, 96 pays ont déjà subi cet examen, 96 autres le subiront au cours des deux prochaines années.
Une première
Pour les États, cet examen constitue une première. En effet, jamais ils n’avaient eu à se soumettre à un examen exhaustif et public, à l’évaluation de leur politique et à la qualité de leurs institutions (ou les manquements de ces dernières) dédiées aux droits fondamentaux de leurs citoyens. Jamais ils n’avaient eu à présenter leur politique du domaine, à la soumettre à l’évaluation critique de tous les autres États, à répondre aux appréciations contrastées de ces derniers et de recevoir des recommandations pour sa mise à niveau. Jamais, ils n’avaient eu à répondre aux évaluations d’ensemble, aux propositions et aux critiques des ONG nationales et internationales et à celles des Nations Unies.
Un système imparfait mais fonctionnel
Le système repose sur une pluralité de références : un rapport national soumis par l’État qui est examiné, complété, voire mis à mal, par deux synthèses établies par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, la première résumant le savoir onusien, la seconde, les communications des ONG nationales et internationales. Le système prévoit l’intervention de trois pays facilitateurs assurant la liaison entre le pays examiné et le Conseil des droits de l’homme où s’effectue ce « grand oral ». L’examen lui-même prend la forme d’un dialogue interactif entre les représentants du pays examiné, ceux des États membres du Conseil et ceux de tous les autres États membres de l’ONU, s’ils le souhaitent. Enfin, l’opération se conclut par le dépôt de recommandations et la réponse du pays examiné.
À ce jour, tous les États appelés ont répondu présents et se sont soumis à l’EPU. Cette vaste opération n’a pas été remise en cause et n’a pas subi de blocage depuis ses commencements. Certes, aucun État n’échappe tout à fait à la tentation d’instrumentaliser le mécanisme. Certains l’ont fait sans retenue, d’autres avec nuances. À cet égard, l’analyse des documents nationaux est instructive. Au risque du ridicule, quelques uns, peu nombreux, dont Cuba, se sont posés en modèle et se sont faits les apologistes de leur propre politique. D’autres, dont le Canada, ont privilégié une description bureaucratique favorable de leur situation, une photographie de l’existant sans plus. Enfin, un troisième groupe d’États, dont l’Inde et le Brésil, ont proposé une radiographie de leur situation. Ces États n’ont pas craint de faire apparaître les limites de leur politique, les difficultés de leur mise en œuvre, les carences de leurs institutions, le poids des mentalités et leur volonté de surmonter ces obstacles redoutables.
Appelés à s’approprier les recommandations qui leur sont adressées, certains États, la Chine par exemple, ont rejeté toutes celles qui portent vraiment à conséquence et ont retenu celles qui ne menacent pas leur système clos. D’autres États ont effectué une sélection plus substantielle mais toujours très sélective. Enfin, une troisième catégorie s’est montrée réceptive en acceptant de nombreuses recommandations et en identifiant les voies et moyens de leur mise en œuvre.
Ce système intergouvernemental est imparfait. Trop de recommandations sont formulées dans des termes généraux. Trop de marges sont laissées aux États qui, au nom de la sacro-sainte souveraineté nationale, demeurent libres d’accepter ou de rejeter les recommandations qui leur sont adressées. Enfin, leur mise en œuvre est, elle aussi, l’affaire exclusive des États. Mais le système a le mérite d’exister. Il soumet toutes les puissances publiques étatiques à la question et proposent les mesures susceptibles de corriger ce qui doit l’être. Enfin, de ses travaux émergent un état des lieux concernant la protection des droits à l’échelle de chaque État et à l’échelle mondiale.
On a beaucoup dit, et avec raison, que la complaisance dominait les prises de position de certains États. Cependant, de nombreuses délibérations ont été transparentes, directes voire brutales. On lira, pour s’en convaincre, celles qui ont marqué l’examen de la Fédération de Russie, du Canada, des Philippines, de la Grande Bretagne, de l’Érythrée, parmi tant d’autres (http://upr-epu.org).
Un système perfectible et utile
La première qualité de ce système est de maintenir à l’agenda international la question des droits de la personne et de réaffirmer l’existence et la valeur de normes communes pour l’ensemble de l’humanité. Sa deuxième qualité est de forcer le débat et la proposition visant le plein respect de ces normes. Sa troisième qualité est de dire, pour chaque État, ce qui doit être abandonné ou initié pour que soit mise en œuvre une politique respectueuse de la dignité de tous et de toutes. Enfin, ce système imparfait est un système universel. Il s’applique à tous les États, sans distinction. Il les oblige, tous, à s’expliquer et les appelle à mettre à niveau leur politique de protection des droits en fonction des normes universelles et communes transcendant les nationalités et les particularités indéniables des uns et des autres. Son caractère universel est aussi illustré par cette disposition considérable autorisant et invitant tous les États à apprécier, voire à juger publiquement, tous les autres dans un domaine sensible de souveraineté. Cette forme d’ingérence mutuelle systématisée est sans précédent.
Cette appréciation et ce jugement portent sur le vaste domaine prévisible des discriminations. Mais ils identifient aussi les dénis radicaux : tribunaux d’exception, système judiciaire de complaisance, corruption, exécution extrajudiciaire, disparition forcée, torture, crime sexuel, trafic des personnes, censure, persécution des défenseurs des droits et abus systémique des droits des nations autochtones. Ainsi, de nombreuses déviations criminelles et barbares arrêtées par des États ont été mises à nu par d’autres États. Le « grand oral » n’a pas toujours été sans rigueur et sans vérité. Il a forcé parfois les esprits « à se représenter ce que cela signifie d’être jeté dans le monde sans aucune protection », selon les mots d’Herta Müller.
À mi-parcours de son premier cycle d’une durée de quatre années, il est possible d’affirmer que l’EPU a grandi. Sa maturation est indiscutable. Entre les premiers examens, début 2008, et ceux de décembre 2009, le contraste est saisissant. La complaisance et la prudence initiales ont fait place à plus d’exigence et plus de vérité. La toute première session d’examen a produit 309 recommandations dont 207 furent retenues, la dernière complétée en a compté près de mille, dont 730 furent retenues. Dans la grisaille actuelle de la mondialisation, ces dernières sont autant de percées de lumière.
Des avancées insuffisantes et inestimables
Il serait prématuré de dresser un bilan définitif de l’invention de Kofi Annan. Ce bilan devra notamment intégrer la mise en œuvre (ou non) par les États des recommandations reçues. À cette étape, il est raisonnable d’espérer et de croire que l’EPU produira de vrais résultats dans de nombreux pays. Certains sont déjà vérifiables, d’autres annoncés : signature et ratification des instruments internationaux des droits humains; mise à niveau, là où elles existent et, création là où elles font défaut, d’institutions nationales du domaine, modifications législatives visant à dissoudre diverses discriminations; ouverture des frontières aux enquêteurs internationaux, etc.
De Genève où se poursuit l’examen des États, l’attention doit se porter vers les capitales où la mise en œuvre (ou non) des recommandations donnera toute sa signification à ce système imparfait mais fonctionnel, perfectible mais non sans fécondité. Certes, il n’y aura pas de saut qualitatif mais il pourrait y avoir, il y aura, des avancées mesurables. Elles seront certes insuffisantes, mais, pour ceux et celles qui en bénéficieront, elles s’avéreront inestimables. En effet, tout enrichissement des conditions d’exercice des libertés humaines constitue un acquis précieux. Ce n’est pas dévaluer l’EPU dont l’existence mérite un appui critique que de rappeler que la reconnaissance effective des droits et la pratique des libertés humaines ne sont jamais données et jamais acquises définitivement, qu’elles appellent une attention de tous les instants, une défense éternelle.